Où trouve-t-on le figurant ? Ne figure-t-il qu’au cinéma ? Le trouve-t-on ailleurs, dans d’autres sphères ? Le figurant figure là où s’exercent les rapports entre pouvoir et représentation. C’est le modèle récurrent de la photographie judiciaire, clinique, anthropométrique, anthropologique, ethnographique mais aussi artistique. Un large espace de figuration.
Le figurant représente souvent autre chose que lui-même ; quelque chose qu’on projette sur lui, qui devient écran de représentations déformantes : son exotisme dans les zoos humains des expositions universelles, sa pathologie, réelle ou inventée chez Charcot ou Duchenne de Boulogne, sa culpabilité, avérée ou supposée, chez Bertillon et dans le système judiciaire, son esthétique exotique dans la photographie ethnographique ou érotique, dont l’une prend souvent les apparences de l’autre…
Comme on l’a vu, le figurant a beaucoup de noms figurés mais pas de nom propre : c’est même son absence de patronyme, son anonymat, qui le caractérise comme figurant et le tient à l’écart du générique du film. Mais quand le figurant, voué à l’anonymat et à l’oubli, croise le pouvoir, là se créé sa légende : légende de gloire par le pouvoir cinématographique, ou d’infamie par le pouvoir judiciaire. Car dans notre société, dit Foucault, le destin prend la forme du rapport au pouvoir, de la lutte avec ou contre lui.
La légende d’infamie des personnages obscurs, sans voix, sans identité, dotés d’aucune de ces grandeurs, dit Foucault, de la naissance, de la fortune, de la sainteté, de l’héroïsme ou du génie, commence par leur rencontre avec le pouvoir, qui les arrache à la nuit où ils auraient pu, et peut-être dû, toujours rester.
L’intérêt des artistes pour les marges sociales dans leurs rapports au pouvoir, à l’oppression ou à l’exploitation, a introduit, dans le champ artistique, des figurants d’un nouvel ordre, qui ont pour vocation de représenter, anonymement, de manière générique, les conditions sociales auxquelles ils appartiennent : les immigrés de Gary Hill ou d’Adrian Paci, les alcooliques de Gillian Wearing, les femmes du Darfour de Vanessa Beecroft, les chômeurs, les sans-papiers ou les prostitués de Santiago Sierra.
Cette volonté de figurer l’oppression par les opprimés eux-mêmes, l’exploitation par les exploités, l’indifférence sociale par les laissés-pour-compte, s’accompagne de quelques interrogations.
Car il s’agit de parler en leur nom, c’est à dire les re-présenter au sens politique – de s’arroger le droit, disait Deleuze, d’être leur conscience, alors qu’il est possible d’instaurer les conditions où les figurants pourraient eux-mêmes parler, comme le préconisait Foucault.
Comment parler pour des figurants indistincts et anonymes, tout en exerçant un processus de dénonciation qui les enferme dans le silence et l’anonymat voire, dans certains cas, qui reproduit les mécanismes mêmes du pouvoir, de l’instrumentalisation et de l’exploitation financière, dans l’exercice même de la représentation ?
« Les personnes sont des objets de l’Etat et du Capital et sont employés en tant que tels », dit Santiago Sierra. « Il souhaite démasquer, écrit un critique, les relations de pouvoir qui rendent invisibles les travailleurs sous le capitalisme… » Les lignes de tatouage, de couleur de peau, les enfermements derrière des murs, dans des plafonds, sous des cagoules, dans un coffre de voiture, dans des cartons ou des sacs poubelles, de Sierra revêtent ce trouble caractère de la dénonciation apparente et de l’instrumentalisation effective des individus. « Je fabrique, dit-il, des objets de luxe pour les riches collectionneurs. Mon rôle dans ce jeu, est de créer des situations inconfortables pour les gens qui veulent prendre du plaisir dans les galeries ». Ce commentaire de Sierra tient au langage de ce que Siegfried Kracauer appelait « un esprit paralysé ».
« Personne n’a dit non et pour moi, c’était très douloureux … Quand j’ai réalisé cette pièce, je me suis couché et j’ai pleuré», écrit encore Sierra, après avoir payé 20$ dix prostitués masculins cubains pour se masturber devant une caméra.
Le figurant, selon Xavier Vert, est la figure de ce qui est à la fois voué à la représentation et menacé dans sa représentation. Par sa soumission anonyme et plus ou moins rétribuée aux stratégies de l’art, dans sa domestication appliquée au système hyper hiérarchisé des images, où l’artiste détient le pouvoir et l’exécute, le figurant est maintenu dans les coulisses de sa propre histoire. Il reste à sa place : muet, anonyme, dépersonnalisé, réifié dans sa présence passive, propulsé, disait Kracauer, dans la sphère de l’inanimé, dépourvu de toute capacité d’action. Foucault parlait de la légende des gens obscurs : la légende va à l’artiste qui pousse, comme à l’époque coloniale, le figurant dans le décor…

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