Tout est en suspens, ici le temps est suspendu
Ecoutons l’interlocuteur au bout du fil :
« iiiiiiououououiiiiiouououiiiiououiiiouououiiiououououiiiiiiiiiiiououououiiiiouiiiii »
(bruits d’air dans petits conduits en plastique)
Ses appels téléphoniques sont renouvelés toutes les 7 heures. Parfois les « iiii » d’inspiration sont plus prononcés. Parfois les « ououou » d’expiration s’entremêlent.
Que pouvons-nous répondre ? (stop).
Le cycle des appels s’espace au fur et à mesure de la perte de repères temporels.
Ses appels étaient en réalité des appels au secours. (stop).
Une traduction écrite est faite lors de la première visite : « viens me chercher, ici c’est un camp nazi (stop) ils m’ont attaché (stop) je suis tombé du lit et ils m’ont attaché (stop).
Ses mots sont lisiblement écrits. Ecriture droite, lettres en minuscule bien formées. L’espacement entre les caractères est de taille réglementaire (environs 0,5 cm). L’écriture du jour est partiellement contrôlée. Encadrée par des lignes verticales et horizontales. Les caractères arrivent en masse au début des lignes mais reprennent rapidement leur espacement réglementaire. Les caractères se chevauchent, quelques répétitions de syllabes. Nous nous sommes fait contrôler par le contrôleur ? « ouiiii oon cocomence à croire que j’iauouii un cocomportement bizzarrdd. » (silence) L’interlocuteur (silence) tictictic du doigt sur la tempe.
Effet post opératoire ?
Le corps médical : « Il est difficile pour un être humain d’être mutilé. Perte de repères, langage, corps, raison, nous cherchons une traduction. L’imprévu est à ce jour inexpliqué. Mais nous l’avons attaché afin d’éviter une nouvelle chute. » (chut).
Changement du service des urgences à Chirurgie : « rassurez-vous nous n’allons pas l’attacher » (sous silence) c’était pourtant le cas dans le précédent service.
Visite à l’hôpital de Lyon « chaud-chaud ». Vivre chaque week-end des pièces de Beckett, en live svp. Ha ! l’absurde. Beckett devait avoir un ami « désorienté » selon l’expression médicale.
Monsieur est désorienté êtes-vous sûr ? Ne peut-il pas correctement s’exprimer ? Avec son tuyau dans la gorge, le nez, ses cinquante agrafes autour du cou, sans oublier sa moitié de langue et la bouche dénudée de ses dents ? Pourquoi ne croque-t-il pas la vie à pleine dent ? Dépression ?
Monsieur a du mal à retrouver la ligne de l’équateur ? Pourtant Beckett a terminé ses ouvrages avant la découverte du cancer. « ououou » Monsieur attend Godot ? « iiiiouiii » Il pense être Godot ? « ouiiiou » Il pense être dans un camp de concentration ? « ouiiiiiiiiii »
Il aurait pu choisir des conflits plus actuels : le conflit Kurde, la guerre civile Syrienne ou Somalienne, la guerre du Domboss, l’insurrection du Sinaï. « iiiouououii ».
La seconde guerre Irakienne. « ioui » Non. « iouioi » Qu’il m’excuse la seconde guerre civile libyenne. « iiiouououiii ». Il y a de nombreuses victimes chaque année (entre 4800 à 500 000 morts). « iiiiououooo ».
Il veut mettre une chemise et partir ? Mais il est relié au fil et il le sait.
« Faisons-nous de l’ethnocentrisme ? « ooouuiiiouoiiii » Levi Strauss a terminé son bouquin, « iiiii » n’allons pas s’il vous plait déranger les vieux concepts. « iouou » Nos 2 guerres étaient mondiales ! » « ouioooiiii » Actuellement avec la mondialisation…« uiiio » et puis cela dérive. « uuuo » Oui. « iou » Nous dérivons du pôle nord au pôle sud. « ioi »
Ici nous décodons. Décoder une conversation par rythme de respiration, c’est digne d’un bon polar, non ? L’intrigue ? Que va devenir notre interlocuteur dans les prochaines semaines ?
Ne remettez pas Kafka et sa métamorphose sur la table. Nous l’alimentons par tuyau. Une intrigue à l’américaine ? The CSI : Cyber (série), Dig (série), Public morals (série), Backstrom (série), Battle Creek (série) et l’interlocuteur (série). Ça sonne faux ? (série)
Passons par l’écrit. Que veux-tu nous dire interlocuteur :
« l’atmosphère de des armiches don dé da… atmosphère, atmosphère » Et avec la bonne volonté catholique essayons de déchiffrer l’écriture de l’interlocuteur à la personne au bout du fil.
En ligne avec un membre de la famille : Coucou, tu (il) es tombé cette nuit ?
(lors de cette visite des sons sortent de l’orifice de l’interlocuteur), réponse de l’interlocuteur :
« hallou. non, ouiiiiououii j’sais peu ouououiiii mail ouiiiiiouiiii atmosphère atmosphère »
Se souvenir de l’histoire pour ne pas oublier est un devoir historique et humaniste :
imaginons nos souvenirs. Comment répondre avec un tuyau dans le nez dans la gorge puis un peu partout suivant les points d’acupuncture.
De face nous avons notre expression visuelle. De profil nos signes. Charlie Chaplin l’avait prévu dans son film la nuit des temps. Muet. Nous sommes muets. Nous revenons donc à Beckett mais en restant muet comme Charlie. Arrachage de nos tuyaux. Mis en bouche de crème anti-inflammatoire prévu pour les courbatures en guise de dentifrice, multiple aller-retours en oubliant de se déconnecter aux multiprises, se dévêtir de nos bas de contention… Les bas sont jetés.
De l’extérieur nous nous demandons : comment traduire l’interlocuteur à une personne au bout du fil ? Des textos ? écriture illisible, les caractères se chevauchent, répétitions des articles indéfinis. Notre Deleuze vient s’insérer dans notre jeu de traducteur. « Il existe un écart dans la ritournelle ». L’espacement entre les caractères s’élargit. Un fil est en train d’être tiré de la chemisette hospitalière.
Le langage sonore ? nous devons donner une réponse plausible à la personne au bout du fil (tout en tenant compte de la présence de l’interlocuteur). Il te dit : je t’ai écrit un mail, pour la répétition du mot atmosphère, il t’expliquera dès que possible, ne t’inquiète pas nous trouverons certainement une réponse.
Ici l’atmosphère est lourde. Il fait chaud. L’atmosphère est suspendue.
Imaginons une balade dans des couloirs identiques : « c’est bon, on a tous les tuyaux, nous pouvons partir ? » Si nous faisions le tour de l’étage n°1 ? « iiuouii » C’est un système de boucle infini.
Allons remercier les infirmières du service d’urgence. « ouiiou »
De profil, des échanges de sourires (un édenté contre trois dentés).
« Notre interlocuteur vous remercie. » (silence) Plus personnes ne semble se souvenir des mots écrits la semaine précédente par l’interlocuteur : « ici c’est des vrais nazis, (silence) je suis dans un camp de concentration (silence – l’homme se souvient) où l’on tente des expériences scientifiques sur les patients (silence et traduction) »
Il y a du bon d’être désorienté. Si nous utilisons la Lentille jaune (213x244x36cm) de l’artiste Alex Israel (2013), l’absurde découle de la première guerre mondiale (silence – l’art et la littérature peuvent lutter contre l’oppression-silence).
Cher corps médical peut-on descendre voir la nature ?
Réponse du corps médical : certains ont tenté de s’enfuir, soyez prudents…
Parc de 50 mètres carrés de forme circulaire au pied du centre hospitalier, système de boucle comme un sens giratoire ou un rondpoint (point). La traduction engendre la ritournelle, Silence, Silence. Silences, 53 silences dans Fin de partie. Même les chirurgiens rejoue Fin de partie.
Sont-ils plus proches du langage de Beckett ou d’Orlan ? « ouooiu »
C’est une architecture genre Bauhaus ? « iouiouioui » Pourquoi deux photos standards de nature artificielle ?
Vivre un moment hors du temps, (Opalka) en tournant autour du rondpoint (Manuel Joseph) sous surveillance (Foucault et le système synoptique).
D’un point de vue amusé, nous rejouons des scènes de Ionesco car d’après nos anthropologues, nous devons entendre « tradition » comme une transmission de nouveauté. « iiiououiii »
Une sorte d’actualisation du monde : confusion d’un radiateur avec un robinet d’eau (stop).
L’écart du spectateur entre le visionnage d’une scène représentée (quelques éclats de rire) et la présentation actualisée de la scène (vivre la scène absurde) est un écartèlement acide.
Sommes-nous plus proche des performeurs des années 70 ?
L’interlocuteur tiens sa béquille à l’envers un laps de temps. Retournement de situation ? Inversement du monde ? Socle du monde, Manzoni ? oui, Manzoni pourquoi pas ouvrir une de ses boites ?
Charles Ray – corps et gravité ? (corps et planche en bois au milieu du thorax) ? Nan Goldin ? Frida Khalo ? Nous nous rapprochons de Beckett.
Traductions de transmissions et dérives d’interprétation.
L’interlocuteur relève sa manche de quelques centimètres, regarde son poignet droit où habituellement se situe une montre Swatch incassable, il regarde son bracelet marqué par ses coordonnées médicales.
L’intrigue s’ensuit :
- prenons-nous le bracelet identitaire comme point de repère ?
- établissons-nous un lien avec Descartes : nous existons toujours, donc nous sommes par ici, ou par-là.
- regardons-nous les vestiges du temps (traces de bronzage simulant le cadrant temporel) ?
- se demande-t-on : où sont passés les intervalles ? les cycles ? les âges ? l’époque ? l’année ? la durée ? l’espacement ? l’atmosphère ? l’atmosphère est la septième synonyme du nom commun « temps ».
Parfois, nous cherchons midi à quatorze heures afin de résoudre une simple énigme.
Monsieur l’’interlocuteur nous indiquait clairement la réponse par le biais d’une constante répétition du nom commun « atmosphère » : atmosphère (écrit) atmosphère (lu)).
Tant d’indices laissés au hasard. « oouuiiii!!! »
Une semaine de réflexion pour résoudre la première intrigue. Il y a de quoi mimer le tic tic tic du doigt sur la tempe. « oouuiiii!!! » Que voulait dire l’interlocuteur à la personne au bout du fil ? (répétition du mot atmosphère). C’est la septième possibilité du mot temps.
Sans lui rien n’existe (retour vers le futur), sans lui le cycle est rompu (retour vers les mayas),
L’interlocuteur est assis crayon à la main.
Est-il déçu de notre l’attitude ? Une distance incalculable entre nous et l’équateur se fait sentir dans la pièce blanche de 8 mètres au carré (voulons-nous contrôler le 8 en le taillant au carré ? l’interlocuteur esquisse un 8. Un 8 à la verticale reflète-t-il notre société occidentale ? le signe 8 est à l’horizontale, nous éloignions nous de l’équateur ? sommes-nous plus proche de l’Orient ?)
C’est dans l’escalier du musée d’art contemporain de Lyon que nous pouvons tenter une approche. Entre le 2ème et le troisième étage, sur le cartel est mentionné le don d’Orlan : « encore un peu de temps… et vous me verrez… » Pourquoi ne fait-elle pas de don au centre cancérologique ? Le contexte est idéal. Transformer l’hôpital en centre d’art. Tout s’y prête. Performances permanentes, idéal, non ? Oui, mais ici nous ne conservons pas.
Résidence d’artiste alors ? « oouuiiiiou »
Ce n’est pas 15h00 (Claude Closky)
Ceci n’est pas une pipe (Magritte)
Ceci n’est pas calme mais inquiet et désespéré (Ben)
The Back of Hollywhood (Ed Rucha)
Beckett. Samuel.
L’art contemporain manque de public ? « oouuiiii!!! »
Ici ils feraient partis des meubles, concevoir des meubles pour hôsto ? les designers pourraient concevoir une extension de fil pour sacoches (poche de sang, eau, médicament, poche urinaire), décoration des tubes à essai. Essayons.