« Un monument !» lis-je sur internet dans les rubriques genre Allo-Ciné qui promeuvent tambour battant les films à l’affiche. C’était à propos du film de Jim Jarmush  Gimme Danger sur le groupe rock américain The Stooges avec sa figure de proue incontournable James Osterberg alias l’iguane raccourci en Iggy Pop. Film-docu plus qu’intéressant à la Jarmuch, là où les images s’entendent bien avec la musique, là où les acteurs-musiciens font leur métier sans rajouter la couche pralinée à la sauce mentholée qu’on a l’habitude de voir dans ce genre de film.
Mais pourquoi Allo-Ciné a-t-il mentionné ce film un monument ?
Pour dire simplement que c’est un bon film ou plus ? Manière de rhétorique facile ? Certes, de toutes façons j’y vois là un oxymore avantageux pour répondre à la question : est-ce que c’est le film qui fait le monument, qui est le monument ? ou bien son protagoniste principal Iggy Pop ? J’aurais envie de répondre les deux, puisque les deux sont liés comme les doigts de la main. Ce film raconte, il se raconte par la bouche même du protagoniste principal Iggy Pop. Nous sommes dans le récit, doublement, parce que d’une part l’acteur-chanteur-performeur se rappelle, se livre, se rend et se conte, et d’autre part parce que le film, dans son panégyrique habituel, exalte et célèbre le parcours quelque peu chaotique de l’acteur-chanteur-performeur.  « Les monuments appartiennent aux récits, invisibles à celui qui le lit » nous dit Suzanne Paquet. Quoi de plus évident dans ce cas-là de parler de monument, et sans que l’on y prenne garde, le film en épouse toutes ses formes. D’ailleurs le film colle à la peau d’Iggy Pop, le rythme effréné du montage suis au millimètre le rythme effréné du chanteur-performeur-poète avec sa pantomime dithyrambique, tel un jeune fauve en furie qui se contorsionne sur un son hard-rock-métal-punk-jungle avant l’heure et qui livre son corps aux regards lubriques des spectateurs en transe pour mieux se jeter dans leurs bras. Le truc le plus barré d’Iggy Pop reste quand même ce saut de l’« ange rock » se jetant de la scène vers le public. Ça nous fait penser indubitablement au saut dans le vide d’Yves Klein. N’avons-nous pas là réunis dans un seul « élan » les deux grandes figures christiques de l’art des années libres des années soixante ? Le corps d’Iggy Pop est nu, il s’exhibe sur la place publique, « comme » pour nous délivrer des pêchés de la terre entière. Le film nous décrit minutieusement les étapes du héros en juchant sur un piédestal le reste de nostalgie qui caractérise les tourments de la figure de l’artiste. Finalement, « cette idée de la gloire comme aboutissement d’une existence au service d’un idéal […] pour l’artiste, à travers les épreuves, la mort, c’est la victoire ! » (C. Leribault, in La fabrique de l’hommage, Louvre) N’avons-nous pas là à faire à un semblant de retour à la statuomanie propre au XIXème siècle ? comme une emphase allégorique moderniste qui continuerait à célébrer et commémorer les grands de ce monde… (on notera l’omniprésence de films récents comme Jackie, Dalida, Diana, Néruda… qui font leur place au soleil sur la question de la commémoration). Sauf que Iggy Pop a toujours craché sur les grands, se contentant de son rôle d’amuseur et d’effrayeur de chronique. Mais pas seulement lorsqu’on sait sa participation (avec le compositeur d’avant-garde et pianiste Blue Gene Tyranny) à ONCE, Festival of New Music, créé par Robert Ashley dans les années 60 à Ann-Arbor, Michigan, où se sont  côtoyés des musicien tels que Laurie Anderson, John Cage, Peter Gordon, Carla Bley, etc.
N’empêche que la gloire l’a chopé en plein vol plané, et nous voilà ravi. Le titre du film « Gimme Danger » issu de son troisième album Row Power, qualifié par les fans comme le meilleur album de tous les temps, sorti en 1973, en dit long sur la façon dont Iggy Pop voyait les choses, faire fort avec trois fois rien, less is more comme disait l’autre. Les paroles sont confondantes :
Gimme danger little stranger, and I feel your ease
Gimme danger little stranger, and I feel your disease
There’s nothing in my dreams, just some ugly memories, etc.
Tout pour en faire un judicieux monument…